L'Année du Chagrin (Âm al-Huzn) : Le Tournant Douloureux de la Vie du Prophète Muhammad ﷺ
Dans l'histoire lumineuse de l'Islam, certains moments se distinguent par leur intensité émotionnelle et leur impact profond sur le cours des événements. Parmi ces instants décisifs, l'Année du Chagrin marque une période de douleur intense pour notre Prophète Muhammad ﷺ, une épreuve divine qui allait pourtant préparer le terrain pour l'expansion future de la religion. Plongeons ensemble dans cette période cruciale, où les épreuves personnelles du Messager d'Allah ﷻ ont révélé sa force exceptionnelle et sa foi inébranlable face à l'adversité.
Les Pertes Irremplaçables : Entre Douleur Humaine et Dessein Divin
La dixième année après le début de la révélation fut particulièrement éprouvante pour notre bien-aimé Prophète Muhammad ﷺ. Cette période, connue sous le nom d'Âm al-Huzn (l'Année du Chagrin), fut marquée par deux pertes déchirantes qui frappèrent le cœur du Messager d'Allah ﷻ : celle de son oncle et protecteur Abou Talib, puis, quelques semaines seulement après, celle de son épouse bien-aimée Khadija (qu'Allah l'agréé).
Ces deux piliers de sa vie personnelle s'éteignirent presque simultanément, laissant le Prophète ﷺ confronté à un vide affectif immense et à une vulnérabilité nouvelle face aux Quraychites hostiles. Abou Talib, malgré son refus d'embrasser l'Islam jusqu'à son dernier souffle, avait constitué un rempart protecteur essentiel contre les persécutions des polythéistes. Quant à Khadija (qu'Allah l'agréé), première croyante et soutien indéfectible, elle représentait le réconfort quotidien et l'appui moral du Messager ﷺ dans sa mission prophétique.
Allah ﷻ nous rappelle dans Son Livre que les épreuves font partie intégrante de la vie du croyant :
{Très certainement, Nous vous éprouverons par un peu de peur, de faim et de diminution de biens, de personnes et de fruits. Et annonce la bonne nouvelle aux patients.}Sourate Al-Baqarah (LA VACHE) - Versets 155
Le Décès d'Abou Talib : La Fin d'une Protection Tribale
Abou Talib, oncle paternel du Prophète Muhammad ﷺ, tomba gravement malade après des années passées à protéger son neveu des agressions des Quraychites. Sentant sa fin approcher, les notables de Quraych, menés par Abou Jahl et Abdallah Ibn Abi Umayyah, se rendirent à son chevet. Leur préoccupation n'était pas la santé du mourant, mais plutôt d'obtenir une position claire concernant Muhammad ﷺ et son message.
Ibn Abbas (qu'Allah l'agréé) rapporte :
"Lorsque Abou Talib fut à l'agonie, le Messager d'Allah ﷺ vint le voir et trouva auprès de lui Abou Jahl et Abdallah Ibn Abi Umayyah Ibn al-Mughira. Le Messager d'Allah ﷺ dit : 'Ô mon oncle, dis : 'Il n'y a de divinité qu'Allah', une parole avec laquelle je pourrai témoigner en ta faveur auprès d'Allah.' Abou Jahl et Abdallah Ibn Abi Umayyah dirent alors : 'Ô Abou Talib, vas-tu délaisser la religion d'Abd al-Muttalib ?' Le Messager d'Allah ﷺ ne cessa de lui présenter cette déclaration, tandis que les deux autres répétaient leur question, jusqu'à ce qu'Abou Talib prononçât comme dernière parole qu'il suivait la religion d'Abd al-Muttalib, et refusa de dire : 'Il n'y a de divinité qu'Allah'. Le Prophète ﷺ dit alors : 'Par Allah, je demanderai pardon pour toi tant qu'on ne me l'interdira pas.' Allah ﷻ révéla alors : 'Il n'appartient pas au Prophète et aux croyants d'implorer le pardon en faveur des polythéistes...'"Rapporté par Al-Bukhari, n° 1360
Cette révélation fut complétée par ce verset coranique :
{Tu ne guides pas celui que tu aimes, mais c'est Allah qui guide qui Il veut. Et Il connaît mieux les bien-guidés.}Sourate Al-Qasas - Verset 56
Le décès d'Abou Talib, bien que prévisible vu son âge avancé, représenta une perte considérable pour le Prophète ﷺ. Au-delà du lien familial profond, c'était la disparition d'un bouclier social indispensable dans une société tribale où la protection du clan constituait la garantie fondamentale de sécurité.
Khadija (qu'Allah l'agréé) : La Perte d'un Pilier Émotionnel et Spirituel
Environ deux mois après le décès d'Abou Talib, une autre épreuve attendait le Messager d'Allah ﷺ : Khadija Bint Khuwaylid (qu'Allah l'agréé), son épouse et compagne de vingt-cinq années, quitta ce monde. Elle était âgée de soixante-cinq ans et avait été la première à croire en sa mission, à le soutenir dans les moments de doute et à le réconforter dans l'adversité.
Selon les récits authentiques, Khadija (qu'Allah l'agréé) décéda au mois de Ramadan, trois ans avant l'Hégire. La douleur du Prophète ﷺ fut immense, comme en témoignent de nombreux hadiths où, même des années plus tard, il évoquait avec émotion et reconnaissance les qualités de celle qui l'avait soutenu quand tous les autres le rejetaient.
Aicha (qu'Allah l'agréé) rapporte :
"Je n'ai jamais été jalouse d'aucune des épouses du Prophète ﷺ comme je l'ai été de Khadija (qu'Allah l'agréé), bien que je ne l'aie jamais vue. Mais le Prophète ﷺ la mentionnait souvent, et quand il égorgeait un mouton, il découpait des morceaux qu'il envoyait aux amies de Khadija. Lorsque je lui disais : 'Comme si personne d'autre n'existait au monde que Khadija !', il répondait : 'Khadija était ainsi et ainsi, et c'est d'elle que j'ai eu des enfants.'"Rapporté par Al-Bukhari, n° 3818
Dans un autre hadith, Aicha (qu'Allah l'agréé) relate :
"Je n'ai jamais ressenti autant de jalousie envers une femme que j'en ai ressenti envers Khadija, car le Prophète ﷺ la mentionnait souvent. Il m'épousa trois ans après sa mort, et son Seigneur lui ordonna de lui annoncer qu'elle aurait une maison de perles au Paradis."Rapporté par Al-Bukhari, n° 3816
Ces témoignages illustrent la place unique qu'occupait Khadija (qu'Allah l'agréé) dans le cœur du Prophète ﷺ, et combien sa disparition laissa un vide immense dans sa vie. Elle avait été non seulement une épouse aimante, mais aussi une conseillère avisée et une source de stabilité émotionnelle et spirituelle.
Conséquences Immédiates
Une Vulnérabilité Accrue
La disparition presque simultanée de ces deux piliers – Abou Talib et Khadija (qu'Allah l'agréé) – exposa le Prophète Muhammad ﷺ à une période de vulnérabilité sans précédent. Les Quraychites, qui s'étaient relativement contenus du vivant d'Abou Talib par respect pour sa position, intensifièrent leurs persécutions.
Un incident particulièrement révélateur de cette nouvelle situation survint peu après. Ibn Ishaq rapporte qu'un homme ignorant de Quraych arrêta le Messager d'Allah ﷺ dans la rue et jeta de la poussière sur sa tête. Le Prophète ﷺ rentra chez lui avec cette poussière sur la tête. Une de ses filles se mit à la nettoyer tout en pleurant. Le Messager ﷺ lui dit avec tendresse :
"Ne pleure pas, ma fille. Allah protégera ton père."
Il ajouta ensuite :
"Les Quraychites n'ont rien pu faire contre moi qu’après la mort d'Abou Talib."Rapporté par Ibn Ishaq dans la Sira
Cette remarque poignante révèle à quel point la protection d'Abou Talib avait été efficace et combien sa perte affectait désormais la situation du Prophète ﷺ.
Le Voyage à Ta'if
Face à l'hostilité croissante des Mecquois après la perte de sa protection tribale, le Prophète Muhammad ﷺ chercha de nouveaux alliés et un terrain plus favorable à sa prédication. C'est dans ce contexte qu'il entreprit son célèbre voyage à Ta'if, une ville située à environ 80 kilomètres de La Mecque.
Ce voyage, qui eut lieu peu après les décès d'Abou Talib et de Khadija (qu'Allah l'agréé), illustre parfaitement les difficultés accrues auxquelles faisait face le Messager ﷺ. Il s'y rendit avec l'espoir d'y trouver un accueil plus favorable à son message, mais les habitants de Ta'if, loin de l'écouter, le rejetèrent violemment.
Ibn Abbas (qu'Allah l'agréé) rapporte :
"Le Prophète ﷺ se rendit à Ta'if pour y appeler les gens à l'Islam, mais ils le rejetèrent et lui firent du mal. Il repartit, le cœur affligé. Sur le chemin du retour, alors qu'il était à Qarn Al-Manazil, il leva la tête et vit qu'un nuage l'ombrageait. Gabriel s'y trouvait et l'appela en disant : 'Allah a entendu ce que ton peuple t'a dit et comment ils t'ont répondu. Il t'a envoyé l'Ange des montagnes pour que tu lui ordonnes ce que tu veux leur faire.' L'Ange des montagnes le salua et dit : 'Ô Muhammad, Allah a entendu ce que ton peuple t'a dit. Je suis l'Ange des montagnes, et mon Seigneur m'a envoyé vers toi pour que tu me donnes tes ordres. Que veux-tu ? Si tu le souhaites, je ferai s'écrouler sur eux les deux montagnes (qui entourent La Mecque).' Le Prophète ﷺ répondit : 'Non, j'espère plutôt qu'Allah fera sortir de leurs descendants des gens qui adoreront Allah seul, sans rien Lui associer.'"Rapporté par Al-Bukhari, n° 3231
Cette réponse magnanime, malgré la douleur physique et morale infligée, démontre la grandeur d'âme du Prophète ﷺ et sa vision à long terme. Même dans les moments les plus sombres de l'Année du Chagrin, sa préoccupation première demeurait la guidance de l'humanité.
Lumière Divine Dans l'Obscurité
Le Voyage Nocturne et l'Ascension (Isrâe et Mi’râj)
C'est précisément durant cette période d'épreuves, lorsque le Messager d'Allah ﷺ semblait le plus vulnérable humainement, qu'Allah ﷻ lui accorda l'une des plus grandes faveurs : le Voyage Nocturne (Al-Isra) et l'Ascension céleste (Al-Mi'raj).
Allah ﷻ dit dans Son Livre :
{Gloire à Celui qui a fait voyager de nuit Son serviteur, de la Mosquée sacrée à la Mosquée très éloignée dont Nous avons béni l'enceinte, afin de lui faire voir certaines de Nos merveilles. C'est Lui, vraiment, qui est l'Audient, le Clairvoyant.}Sourate Al-Isra - Verset 1
Anas Ibn Malik (qu'Allah l'agréé) rapporte :
"Le Messager d'Allah ﷺ a dit : 'On m'a amené al-Buraq, un animal blanc, plus grand qu'un âne mais plus petit qu'une mule, qui pouvait poser son sabot aussi loin que portait sa vue. Je le montai jusqu'à atteindre Jérusalem. Là, j'attachai la monture à l'anneau auquel les prophètes attachaient leurs montures. J'entrai dans la mosquée et y priai deux rak'at, puis je sortis. Gabriel m'apporta alors un récipient de vin et un autre de lait. Je choisis le lait, et Gabriel dit : 'Tu as choisi la nature primordiale (fitra).' Puis il m'éleva au ciel...'"Rapporté par Muslim, n° 162
Ce voyage miraculeux constitua une consolation divine après les épreuves de l'Année du Chagrin. Non seulement le Prophète ﷺ fut honoré par cette ascension vers les cieux, mais il reçut également durant ce voyage le cadeau divin de la prière quotidienne, pilier fondamental de la foi musulmane.
Ce n'est pas un hasard si cette faveur extraordinaire survint précisément après les épreuves les plus douloureuses. Allah ﷻ rappelle dans le Coran :
{Certes, la difficulté est accompagnée d'une facilité ! Oui, la difficulté est accompagnée d'une facilité !}Sourate Ach-Charh - Versets 5-6
Les Nouveaux Horizons : L'Islam Se Tourne Vers Médine
L'Année du Chagrin, malgré sa douleur intense, marqua paradoxalement le début d'un tournant providentiel pour la mission prophétique. La perte de la protection mecquoise obligea le Prophète ﷺ à chercher de nouveaux soutiens, ce qui le conduisit à rencontrer des pèlerins de Yathrib (future Médine) venus pour le Hajj.
Pendant la saison du pèlerinage suivant l'Année du Chagrin, six hommes de la tribu des Khazraj de Yathrib répondirent positivement à l'appel du Prophète ﷺ. Jabir Ibn Abdullah (qu'Allah l'agréé) rapporte :
"Le Messager d'Allah ﷺ restait à son poste pendant les saisons du pèlerinage, se présentant aux tribus et disant : 'Y a-t-il quelqu'un qui me donnerait refuge et me soutiendrait pour que je puisse transmettre le message de mon Seigneur ? Car les Quraychites m'empêchent de transmettre le message de mon Seigneur.'"Rapporté par Ahmad, n° 15192
Ces premières conversions médinoises furent suivies, l'année d'après, par le premier serment d'allégeance d'Aqaba, puis par le second serment qui posa les fondations de l'émigration vers Médine.
Ainsi, paradoxalement, les épreuves de l'Année du Chagrin, en privant le Prophète ﷺ de sa sécurité à La Mecque, ouvrirent la voie à l'établissement d'un État islamique à Médine. Ce qui semblait être une période de défaite et de recul devint, par la sagesse divine, le prélude à une expansion sans précédent du message islamique.
La Sagesse Divine Dans Les Épreuves
L'Année du Chagrin illustre parfaitement comment Allah ﷻ éprouve ceux qu'Il aime, non pour les briser, mais pour élever leur rang et préparer de plus grands desseins. Le Prophète Muhammad ﷺ lui-même a expliqué ce principe :
"Les personnes les plus éprouvées sont les prophètes, puis les plus vertueux, puis les suivants en vertu. L'homme est éprouvé selon le degré de sa foi. Si sa foi est solide, son épreuve est plus intense, et si sa foi comporte une faiblesse, il est éprouvé en conséquence."Rapporté par At-Tirmidhi, n° 2398
Dans ces moments d'intense douleur personnelle, le Prophète ﷺ ne se détourna jamais de sa mission. Sa persévérance face à l'adversité incarne le verset coranique :
{Ô vous qui croyez ! Cherchez secours dans l'endurance et la prière. Certes, Allah est avec les endurants.}Sourate Al-Baqarah - Verset 153
Le Prophète ﷺ et Le Deuil : Leçons Pour Les Croyants
La manière dont le Messager d'Allah ﷺ vécut ces pertes nous enseigne comment un musulman devrait faire face au deuil. Malgré sa profonde tristesse, il ne se révolta pas contre le décret divin. Anas Ibn Malik (qu'Allah l'agréé) rapporte que le Prophète ﷺ a dit :
"Les yeux versent des larmes, le cœur est affligé, mais nous ne disons que ce qui plaît à notre Seigneur. Ô Ibrahim (son fils décédé), nous sommes attristés par ta séparation."Rapporté par Al-Bukhari, n° 1303
Ces paroles, prononcées des années après l'Année du Chagrin lors du décès de son fils Ibrahim, illustrent l'équilibre parfait entre l'expression naturelle du chagrin humain et la soumission au décret divin.
La Sagesse d'Allah ﷻ Se Révèle
En réfléchissant à cette période critique, nous pouvons discerner plusieurs manifestations de la sagesse divine :
La perte de la protection d'Abou Talib obligea le Prophète ﷺ à chercher de nouveaux alliés, ce qui mena ultimement à l'Hégire et à l'établissement de l'État islamique à Médine.
La disparition de Khadija (qu'Allah l'agréé), aussi douloureuse fût-elle, prépara le terrain aux futurs mariages du Prophète ﷺ, qui eurent une importance stratégique pour l'unification des tribus et la transmission des enseignements islamiques par ses épouses.
Les persécutions accrues après l'Année du Chagrin mirent en évidence la détermination inébranlable du Prophète ﷺ, renforçant ainsi la conviction des premiers musulmans.
L'Isra et le Mi'raj, survenus après ces épreuves, rappellent que les plus grandes récompenses spirituelles suivent souvent les plus grandes difficultés.
Allah ﷻ nous rappelle dans le Coran :
{Il se peut que vous détestiez quelque chose alors que c'est un bien pour vous. Et il se peut que vous aimiez quelque chose alors que c'est un mal pour vous. C'est Allah qui sait, alors que vous ne savez pas.}Sourate Al-Baqarah - Verset 216
💾 Ce qu’il faut retenir
L'Année du Chagrin marque un tournant décisif dans la vie du Prophète Muhammad ﷺ avec la perte de deux piliers essentiels : son oncle Abou Talib et son épouse Khadija (qu'Allah l'agréé).
La perte de la protection tribale d'Abou Talib exposa le Prophète ﷺ à des persécutions accrues, illustrant l'importance des structures sociales dans l'Arabie préislamique.
Khadija (qu'Allah l'agréé) occupait une place unique dans le cœur du Prophète ﷺ, qui continua à la mentionner et à honorer sa mémoire des années après sa disparition.
Ces épreuves personnelles n'ont jamais détourné le Messager ﷺ de sa mission divine, démontrant sa détermination et sa foi inébranlables.
Le voyage à Ta'if, conséquence directe de cette nouvelle vulnérabilité, révéla la magnanimité du Prophète ﷺ qui refusa de maudire ses persécuteurs.
L'Isra et le Mi'raj, survenus après cette période d'épreuves, constituent une illustration parfaite du réconfort divin après la difficulté.
L'Année du Chagrin, bien que douloureuse, fut paradoxalement le catalyseur qui mena à l'expansion de l'Islam à Médine et à l'établissement du premier État islamique.
La réaction du Prophète ﷺ face au deuil nous enseigne l'équilibre parfait entre l'expression naturelle de la tristesse et la soumission au décret divin.
Cette période démontre comment les épreuves, dans la perspective divine, peuvent être des voies vers de plus grands bienfaits.
La vie du Prophète Muhammad ﷺ, y compris dans ses moments les plus difficiles, demeure un modèle intemporel de persévérance, de foi et de confiance en Allah ﷻ.